La France et le monde en commun, le cercle de réflexion des Français de l’étranger Alors que les débats sur l’immigration et la nationalité battent leur plein, la binationalité est un sujet peu traité. Encore moins quand on l’interroge à la lumière de l’engagement politique. Elle prend alors une dimension particulière, profondément contemporaine et liée aux évolutions historiques des pays. C’est l’objet de l’étude que nous vous proposons. Partant du constat que l’éloignement du pays natal et/ou la binationalité n’entraînait pas nécessairement une diminution de l’intérêt pour la vie politique, notre centre d’étude a travaillé avec un réseau unique d’élus binationaux de tous bords dans le monde et nous nous sommes posé les questions suivantes : existe-t-il une spécificité dans la perception et l’exercice de l’engagement politique ? Comme militant et comme candidat ? Dans l’exercice du mandat ? Selon la nature de ce mandat ? Comment se traduit la double allégeance ? Existe-t-il un risque de conflit d’intérêt plus aigu en politique ? Vous avez été nombreux à participer à cette étude et nous vous en remercions ! Pour fournir des éléments de réponse, nous avons fait le choix d’une méthodologie ad hoc à la fois dans les sources et dans l’élaboration du document. Au-delà de la bibliographie, dans trois langues, actualisée sur le sujet, nous nous sommes appuyés sur des questionnaires spécifiques à l’étude et ce, de manière articulée avec une approche anthropologique. Ce matériel a été complété par des analyses comparatives sur la binationalité dans les pays dont sont issues les personnes interrogées. Les résultats sont à la hauteur de l’investissement. Ils éclairent le thème plus vaste de la représentativité en politique, entre identité et mobilité. Ils ouvrent un large champ de réflexion sur la dissymétrie dans l’allégeance aux nationalités, sur les aspects institutionnels de la relation des citoyens établis hors de leurs frontières à leur pays et sur leurs pratiques politiques. |
La binationalité constitue-t-elle une spécificité
dans l’engagement politique ?
La binationalité est un sujet à la fois profondément contemporain et lié aux évolutions historiques des pays. Elle prend une dimension particulière quand on l’interroge à la lumière de l’engagement politique. C’est l’objet de cette étude. Souvent débattue mais peu renseignée, la binationalité relève d’un lien propre à chaque communauté nationale – comment elle se voit et se pense-, tout en étant soumise aux évolutions des relations internationales. Ce sujet convoque naturellement les sciences sociales et les études démographiques. Partant du constat que l’éloignement du pays natal et/ou la binationalité n’entraînait pas nécessairement une diminution de l’intérêt pour la vie politique, nous nous sommes posé la question de ce lien particulier pour les Français de l’étranger : existe-t-il une spécificité dans la perception et l’exercice de l’engagement politique ? Comme militant et comme candidat ? Dans le l’exercice du mandat ? Selon la nature de ce mandat ? Comment se traduit la double allégeance ? Existe-t-il un risque de conflit d’intérêt plus aigu en politique ? Pour fournir des éléments de réponse, nous avons fait le choix d’une méthodologie ad hoc à la fois dans les sources et dans l’élaboration du document. Au-delà de la bibliographie, dans trois langues, actualisée sur le sujet, nous nous sommes appuyés sur des questionnaires spécifiques à l’étude et ce, de manière articulée avec une approche anthropologique. Ce matériel a été complété par des analyses comparatives sur la binationalité dans les pays dont sont issues les personnes interrogées. Enfin nous avons fait appel à des contributions collaboratives. Le document final se nourrit de tous ces apports dans une perspective globale. Les résultats sont à la hauteur de l’investissement. Ils éclairent le thème plus vaste de la représentativité en politique, entre identité et mobilité. Ils ouvrent un large champ de réflexion sur la dissymétrie dans l’allégeance aux nationalités, sur les aspects institutionnels de la relation des citoyens établis hors de leurs frontières à leur pays et sur leurs pratiques politiques.
Préambule
Le thème de la binationalité1 est paradoxal : alors que nous vivons à l’ère de la globalisation économique et de la mondialisation culturelle, que les sociétés occidentales deviennent chaque fois plus multiculturelles et que vivre hors de son pays d’origine, pour des raisons migratoires, politiques ou par choix comme expatrié concerne chaque fois plus de personnes, les données et analyses concernant les binationaux (et plurinationaux) sont assez rares. Le manque d’information semble presque inversement proportionnel à l’ensemble des préjugés qui sont attachés à ce sujet. En France, l’évocation de la binationalité fait le plus souvent affleurer la crispation sur les allégeances réelles ou fantasmées aux deux pays, en particulier pour les citoyens originaires des pays anciennement colonisés par la France. En revanche, on aborde plus rarement la situation des binationaux Français de l’étranger, cette dernière catégorie étant plutôt envisagée comme un groupe des privilégiés alors même que leur sociologie est aussi diverse qu’en France. Dans la plupart des pays, la binationalité est abordée d’abord sous le prisme des études démographiques et elle est inclue dans l’étude de la migration dans le pays, avec des décomptes autour de l’acquisition de la nationalité après l’entrée sur le territoire ou pour les enfants d’étrangers : des groupes évolutifs en fonction des changements de leur situation légale, et qui laissent apparaître des binationaux. À l’heure actuelle, une centaine d’États autorise la binationalité, certains de manière générale, d’autres en fonction des pays (par exemple avec des pays avec lesquels on entretient des liens historiques) alors que d’autres y sont farouchement opposés. L’inclusion légale de la binationalité renvoie à l’histoire politique du pays, ses relations bilatérales et sa place dans le monde. La binationalité est donc indéniablement liée au contexte dans lequel elle évolue. La binationalité ne marque pas seulement l’appartenance au pays d’origine : elle renvoie au rapport entre au moins deux univers, le pays d’origine et le pays de résidence, si tant est que l’on ne prenne en compte que deux nationalités et une résidence dans les deux pays. En effet, le nomadisme et le métissage actuels voient se multiplier le nombre de citoyens avec une double origine résidant dans un troisième pays. Ces décalages produisent de la complexité qui se traduit dans le débat politique depuis le début du 20ème siècle dans notre pays2 . Si le citoyen binational est un « usual suspect », son engagement politique est par nature encore plus questionnable, quant à son sentiment d’appartenance, les conflits d’intérêts et les problèmes d’allégeance entre ses deux pays. Il est dans le monde contemporain des
1 Dans la présente étude nous utiliserons principalement le thème de binationalité, qui constitue la majorité des situations observées, la plurinationalité étant plus rare.
2 Peltier-Charrier Marie-Christine, Les Français de l’étranger comme catégorie politique, Paris, LGDJ éditions, 2021, prix de thèse 2019 de l’Assemblée nationale, p.292-293.
exemples célèbres de personnalités politiques binationales : pour certains, cette caractéristique n’influence pas le développement de leur carrière, comme dans le cas de la franco-péruvienne Veronika Mendoza candidate présidentielle pour la gauche au Pérou3 , alors que pour d’autres les allers retours sont troublants, comme dans le cas de Manuel Valls4 :ancien premier ministre en France, il démissionne de son mandat de député français (2017-2018) pour devenir conseiller municipal à Barcelone (2019-2021), autre mandat inachevé et sera finalement candidat (malheureux) pour les Français établis dans la 5ème circonscription des Français de l’étranger (Andorre, Espagne, Monaco, Portugal). Salomé Zourabichvili est, quant à elle, un cas encore plus hors du commun : née Française de parents géorgiens, elle est diplomate de carrière lorsqu’elle est nommée ambassadrice de France en Géorgie (2003-2004) après la Révolution des Roses, moment où elle acquiert la double nationalité, première citoyenne dans ce cas. Avec l’accord du gouvernement français, elle devient ministre des Affaires étrangères de Géorgie (2004-2005). Limogée, elle milite dans l’opposition, travaille pour les Nations Unies et retourne en Géorgie où elle est élue députée (2016-2018). Depuis 2018, elle est la Présidente de la Géorgie. Au-delà de ces exemples particuliers, il existe également des mouvements plus collectifs comme les Français binationaux qui se sont engagés politiquement dans le pays de leur autre nationalité au moment du Printemps arabe.5 L’impact sur la société des politiciens qui ont la double nationalité et leur rôle dans la politique américaine liée à leurs pays d’origine est un thème récurrent aux ÉtatsUnis. En France, ce sont des élus des Français de l’étranger, souvent eux-mêmes binationaux mais pas forcément élus dans la circonscription de leur autre nationalité, qui s’opposeront au projet de déchéance de la nationalité qui suivit les attentats du 13 novembre 2015. Une constante caractérise l’engagement politique qu’il soit en local ou au service d’activités politiques transfrontalières : il faut avoir du temps, de l’argent et une éducation civique.
3 De père péruvien et de mère française, Veronika Mendoza a quitté le Pérou pour faire ses études à Paris où elle a commencé à militer pour le Parti nationaliste péruvien. Elle a été élue députée avec ce parti de 2011 à 2016. Élue lors des primaires du Frente amplio (coalition de partis de gauche), elle a été candidate à l’élection présidentielle de 2016 (troisième position) et de 2021 (sixième position).
4 À propos de l’objet de cette étude d’ailleurs, il est à rappeler que Manuel Valls a été naturalisé français en 1982 (il n’a donc pas voté à l’élection présidentielle de 1981…) et qu’il a bénéficié pour être candidat de la loi organique no 83-1096 du 20 décembre 1983, qui lève l’empêchement fait aux naturalisés récents (ancien article 128 du code électoral) — depuis moins de dix ans —, de briguer un mandat électoral.
5 Geisser Vincent, Beaugrand Claire, « Immigrés, exilés, réfugiés, binationaux, etc. : les « enfants illégitimes » des révolutions et des transitions politiques ? », Migrations Société 2014/6, N° 156) pages 3 à 16
Méthodologie
La présente étude se centre principalement sur des binationaux conseillers des Français de l’étranger, ne résidant pas nécessairement dans le pays de leur autre nationalité ainsi que sur deux binationaux élus à des mandats locaux hors de France. À la suite de leur identification par envoi courriel à la base de données des conseillers des Français de l’étranger6 et leur approbation, des entretiens ont été menés auprès d’eux par Marie-Christine Peltier Charrier7 , docteure en anthropologie sociale (CNRS/EHESS) et dont l’étude « Élus plurinationaux et pratiques politiques » (juin 2022) complète ce texte disponible in extenso en annexe. Ces élus sont issus de tous bords politiques, ce qui constitue une richesse supplémentaire. Notre objectif est de comprendre si la binationalité – ou la plurinationalité – constitue une spécificité dans l’engagement politique. En plus de les interroger sur leur parcours personnel et politique, Marie-Christine Peltier Charrier a questionné leur relation à chacune de leur nationalité, en particulier dans l’exercice de leur mandat. Afin de comprendre plus précisément ce qui se joue pour un individu quant à l’allégeance à ses nationalités, il nous a paru intéressant d’étudier comment s’est constituée la binationalité dans les deuxièmes pays des personnes sélectionnées : nous avons retracé l’histoire et les débats de la possibilité de la double nationalité en Australie, au Chili, en Espagne, aux États-Unis et aux Pays-Bas. L’hypothèse de la présente étude est que la binationalité peut exercer une influence sur la prise de décision politique, même lorsqu’il n’existe pas de conflits d’intérêt entre les deux pays en question. Notre travail se nourrit donc des entretiens et de l’analyse des réponses des élus en mention, d’une recherche sur la situation légale de la binationalité dans leur autre pays et de références bibliographiques et de thèmes d’actualité liées au sujet. Il en résulte de plus une série de conclusions et recommandations à la fin de ce texte. Enfin une spécificité méthodologique est à noter : ceci est un travail choral et les différents contributeurs ont accepté de verser leurs écrits au document commun.
6 Voir le message envoyé aux élus pour leur proposer de participer à l’enquête : https://www. laure-pallez.fr/mails/envoi31.html, mars 2022.
7 Extrait de nos échanges avec Marie-Christine Peltier Charrier : « le terme plurinational inclut l’ensemble des personnes rencontrées qu’elles soient binationales ou plus, alors que le terme binational en exclut une partie. Par ailleurs, la plurinationalité étant appelée à se développer, ce terme sera vraisemblablement plus utilisé »
La binationalité : le cas français
Des chiffres imprécis
Selon l’INSEE, en 2019, 8,4 millions de personnes vivant en France sont nées à l’étranger, parmi elles 6,7 millions sont immigrés (c’est-à-dire nées de nationalité étrangère à l’étranger). Il reste donc 1,7 million de personnes nées françaises à l’étranger soit 2,5% de la population8 , selon la définition retenue par le Haut Conseil à l’intégration en 1991 9 . Il peut s’agir de situations liées à l’histoire coloniale française, mais également aux enfants d’expatriés (nés au cours du séjour de la famille à l’étranger) et aux familles binationales. 80% des Français nés hors de France ont au moins un parent français de naissance et 58% leurs deux parents, les 20% restants concernent des parents français par acquisition. Parmi les immigrés, 5% ont un parent français qui n’a pas fait les démarches pour obtenir la nationalité française de leur enfant, et 2% parmi ceux dont les deux parents sont Français. 18% des Français nés à l’étranger possèdent une double nationalité. 58 % des immigrés ont acquis la nationalité française, ce qui ne signifie pas qu’ils sont mécaniquement binationaux et on ignore combien parmi ceux-là sont des Français de l’étranger.10 On constate donc une difficulté méthodologique dans le décompte précis, qui de plus renvoie symboliquement en France au comptage ethnique pratiqué par l’administration française durant le gouvernement de Vichy.11 Le sujet des déplacements de populations revêt des caractéristiques particulières en France : « Érigée depuis la Révolution industrielle comme un « modèle » dans la mesure où elle a très tôt accueilli des populations étrangères, la France apparaît comme un pays d’accueil. Mais elle est aussi une terre de départs : nombreux sont les Français à avoir quitté le territoire hexagonal. Ainsi, il faut voir la France comme un pays traditionnellement marqué par la densité des circulations de
8 Cette étude ne concerne pas les étrangers devenus Français en France, comme par exemple, les enfants nés en France de parents étrangers.
9 « En 1991 le Haut Conseil à l’intégration « …propose une définition officielle de « l’immigré » : une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l’étranger et vivant en France ne sont pas donc évidemment pas comptabilisées.» in Blanchard Pascal, Dubucs Hadrien, Gastaut Yvan, Atlas des immigrations en France, histoire, mémoire, héritage, Paris autrement, p.18.
10 Voir les statistiques de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4991700.
11 « La question des statistiques ethniques en France est un sujet délicat compte tenu des fichiers émis par l’administration française pendant la guerre pour signaler les Juifs. Du coup on se base sur la nationalité, celle-ci est une donnée fluctuante compte tenu par exemple de l’acquisition de la nationalité à la majorité d’enfants nés en France de parents étrangers », Tribalat Michèle, Statistiques ethniques, une querelle bien française, 2016, l’Artilleur, p.86-87.
personnes qui transitent, s’installent, quittent puis parfois reviennent sur notre territoire »12. Aucun élément statistique ne permet de déterminer le nombre de Français possédant une autre nationalité que la nationalité française comme l’indique le ministère de l’intérieur lui-même en réponse à la question du sénateur Hervé Maurey en 201413. En 2012, l’étude de l’INED, « Trajectoires et origines, enquête sur la diversité des populations en France », rapporte la situation suivante : « Les doubles-nationaux représentent 5 % de la population de France métropolitaine (…) dont 90 % sont immigrés ou descendants d’immigrés. Près de la moitié des immigrés ayant acquis la nationalité française ont conservé leur nationalité d’origine. Les binationaux sont très rares chez les originaires d’Asie du Sud-Est (moins de 10 %), tandis que plus des deux tiers des immigrés du Maghreb, 55 % des immigrés de Turquie et 43% de ceux du Portugal combinent la nationalité française et celle de leur pays d’origine. Contrairement aux immigrés d’origine italienne ou espagnole, les originaires des autres pays de l’UE27 ont majoritairement recours à la double nationalité quand ils deviennent Français. Les descendants d’immigrés gardent également un attachement à la nationalité d’origine de leur(s) parent(s). Près du tiers des descendants ayant deux parents immigrés déclarent une double nationalité. Cette proportion tombe à 12 % pour les descendants de couple mixte. »14 La France est aujourd’hui indifférente au phénomène de la double nationalité, comme le rappelle l’historien Patrick Weil : « Formellement la France a validé la conception classique selon laquelle on ne doit pas appartenir qu’à une seule nationalité en signant la convention du Conseil de l’Europe [en 1963] qui élimine les cas de double nationalité entre les États membres. Pratiquement, elle a toujours accepté, comme la Grande Bretagne, la conservation de la nationalité ancienne par la personne qui accédait à sa propre nationalité » 15 même si pour les Français de l’étranger « c’est une évolution récente du statut du Français à l’étranger qui était soumis auparavant à une forte limitation de ses droits »16. Le droit français autorise un ressortissant français à acquérir une autre nationalité
12 Blanchard Pascal, op. cit., p.10.
13 Question écrite n° 13013 de M. Hervé Maurey (Eure – UDI-UC) publiée dans le JO Sénat du 11/09/2014 – page 2043, réponse du ministère de l’Intérieur publiée dans le JO Sénat du 05/03/2015 – page 499, voir https://www.senat.fr/questions/base/2014/qSEQ140913013.html. 14 Simon Patrick, « Nationalité et sentiment national », in Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (Coord.), Enquête sur la diversité des populations en France, Premiers résultats (TeO), documents de travail n°168, INED, 2010, voir « Double nationalité et identité nationale – Focus – Les mémos de la démo – INED – Institut national d’études démographiques ».
15 Référence à Weil Patrick, « Qu’est-ce qu’un Français ? », Paris, Grasset éditions, 2002, p.387- 388. 16 Les étapes de cette évolution sont analysées dans ce même chapitre, Les étapes de la binationalité, à partir du Code civil de 1803. La date de la signature de la convention du Conseil de l’Europe , également précisée, 1963, est un des exemples récents de ces changements.
et n’exige pas d’un étranger devenu Français qu’il renonce à sa nationalité d’origine. Cette possibilité s’étend aux enfants d’étrangers nés en France qui deviennent automatiquement Français à leur majorité et qui peuvent conserver leur nationalité d’origine. Pour ce qui concerne les binationaux qui ne résident pas en France, objet principal de notre étude, ils sont Français pour la France et considérés comme Français de l’étranger mais s’ils vivent dans le pays de leur deuxième nationalité, ils seront également comptabilisés comme citoyens dans celui-ci. Les deux situations coexistent alors pour une seule personne et elles sont interchangeables si ces personnes décident de vivre en France. Difficile de déterminer leur nombre exact noyé dans les chiffres, par ailleurs eux-mêmes peu précis, des Français de l’étranger. En effet, ces derniers peuvent s’inscrire auprès du consulat français de leur pays de résidence et se retrouver ainsi comptabilisés dans le Registre des Français de l’étranger, mais ils n’en ont pas obligation, d’où la difficulté d’évaluer le nombre de non-inscrits. Selon le Baromètre de Français du monde-adfe réalisé en 2022 17 et auquel 12 192 Françaises et Français ont répondu : 39 % sont des concitoyens binationaux et 41 % ont quitté la France depuis 20 ans ou plus. Selon le rapport du gouvernement sur la situation des Français établis hors de France, en 2020, la part des binationaux parmi les Français de l’étranger inscrits au registre est inférieure à celle de 2019 soit 32,7 % contre 33,5 %18. Les binationaux comptabilisés sont les Français ayant la nationalité de leur pays de résidence. La proportion de binationaux varie fortement d’une région à l’autre. Moins d’un Français sur cinq établi en Asie-Océanie possède la nationalité du pays de résidence, alors qu’ils sont 70 % en Afrique du Nord et 38 % en Amérique du Nord. Dans les États membres de l’Union européenne, 22 % des inscrits sont binationaux
Une histoire mouvementée
Dans tous les pays, l’instauration de la binationalité est le fruit d’un long processus évolutif lié intrinsèquement à l’histoire, au contexte géopolitique et à l’histoire de populations. Elle dépend des mouvements de populations, des colonisations et des indépendances, des besoins pour les guerres… Comme nous l’avons indiqué, contrairement à l’opinion communément acceptée, la France a toujours été un pays de départ pour des raisons religieuses (les Huguenots en Suisse et aux Pays-Bas), politiques (les aristocrates durant la Révolution française), économiques (les paysans et marchands aux Amériques) et suite aux politiques de peuplement (au Québec et en Algérie) : « Au XIXème siècle, au moment où la France
17 Écouter le podcast consacré au Baromètre 2022 par Claudine Lepage, Présidente de l’association Français du monde-adfe: https://www.audible.com/pd/Edition-2022-du-barometre-sur-les-besoins-et-les-attentes-des-Francais-de-letranger-Podcast/B09V2CDCGK 18 Rapport du Gouvernement sur la situation des Français établis hors de France – 2021 : https:// www.vie-publique.fr/rapport/283021-rapport-sur-la-situation-des-francais-etablis-hors-de-france-2021
est un pays d’immigration, elle devient, avec moins de visibilité, un pays de départ. Certes avec une moindre ampleur que certains autres pays européens (…). Ces flux ont continué à se développer dans le courant du XXème siècle jusqu’à devenir une perspective que de nombreux jeunes Français envisagent aujourd’hui comme un projet de vie stimulant : partir vivre à l’étranger. »19 Parallèlement à ces mouvements de populations, les politiques de naturalisation évoluent : en 1848, dans le comptoir des Indes il y avait des naturalisations ; en 1870, ce sont les Algériens juifs qui deviennent Français par décret ; en 1916 les étrangers naturalisés à Dakar et Gorée sont citoyens français et acquièrent le droit de vote ; en 1948 en Algérie il faut renoncer à son statut civil de musulman pour pouvoir acquérir la nationalité française… Ces variations sont évidemment liées au contexte colonial alors que dans l’histoire contemporaine de la France, on peut dire que le droit du sol domine pour l’acquisition de la nationalité. Un Français binational ou plurinational a tous les droits et obligations attachés à la nationalité française. Cette règle s’applique de la même manière à un Français ayant acquis une autre nationalité ou à un étranger devenu français, et nous en déduisons que c’est similaire pour un binational de naissance. Toutefois, un Français binational ou plurinational ne peut pas faire prévaloir sa nationalité française lorsqu’il réside sur le territoire de l’État dont il a aussi la nationalité. Il est alors généralement considéré par cet État comme son ressortissant exclusif. Il ne peut donc pas bénéficier de la protection diplomatique de la France et réciproquement selon les textes officiels
De l’extraterritorialité de l’engagement politique : la binationalité ailleurs
Dans l’étude précédemment citée, « Trajectoires et origines 1 » (dont la deuxième édition n’inclut pas de question sur la binationalité), la partie consacrée à la binationalité conclut sur les propos suivants : « …avoir une double nationalité est une marque d’attachement à ses origines, mais cela n’est pas contradictoire avec une forte identité nationale française. Il importe aujourd’hui de reconnaître et de respecter le pluralisme des identités, plutôt que de les concevoir comme des allégeances exclusives. »20 Il existe donc depuis toujours des Français qui choisissent de vivre à l’étranger et dont le nombre forme une communauté dont les intérêts sont représentés dans diverses associations et également au Parlement. Tout comme la communauté française, celle des expatriés correspond à de multiples situations sociales : « on retrouve la diversité sociale française, ainsi il existe des personnes vivant dans une grande pauvreté dont les revenus dépendent de l’aide sociale » (Philip Cordery)21. La France est un cas spécifique dans le monde, par l’importance de son réseau institutionnel à l’étranger, comme en témoignent ceux des lycées français, des instituts et alliances françaises, les différents dispositifs, sans compter un maillage diplomatique, certes en diminution mais encore bien présent. La création par le Président Nicolas Sarkozy de circonscriptions de Français de l’étranger a donné un intérêt particulier pour cet environnement éloigné de la France hexagonale, qui n’est pas conforme aux clichés assez répandus : des expatriés plutôt aisés. Les binationaux constituent une proportion importante de tranches de vie diverses qui interroge clairement la notion de citoyenneté telle que la République la conçoit depuis toujours. Par leur diversité, ils constituent un groupe qui n’est pas homogène, mais qui casse de façon très heureuse le cliché de « l’expat » forcément coopérant, aisé, exilé fiscal, etc. Il existe une dizaine de pays qui comme la France, ont instauré des représentants des communautés de leur pays installées hors des frontières nationales : soit avec des élus dans le Parlement national (l’Équateur), soit avec des représentants dans des assemblées ad hoc (le Maroc)22. En Europe de l’Ouest, quatre pays disposent d’un système de représentation spécifique aux expatriés proche du nôtre et qui d’ailleurs en est inspiré : l’Espagne, la Grèce, l’Italie et le Portugal, les deux derniers ayant également une représentation parlementaire de leurs concitoyens établis à l’étranger. Il est paradoxalement anachronique que des démocraties comme la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Allemagne, l’Irlande ou la Suède
20 Simon Patrick, op. cit. 21 Peltier-Charrier Marie-Christine, op. cit., page 68
22 France, Italie, Portugal, Espagne, Équateur, Algérie, Maroc, Sénégal, Mali, Taïwan, …
n’aient aucun système de représentation de leurs compatriotes résidant à l’étranger23. Pour cette étude, nous avons identifié huit élus des Français de l’étranger aux Pays-Bas, au Canada, en Belgique, en Thaïlande, au Bénin, en Espagne et deux aux États-Unis. Afin de comprendre plus précisément ce qui se joue pour un individu quant à l’allégeance à ses nationalités, il est intéressant d’étudier comment s’est constituée la binationalité dans les deuxièmes pays des personnes sélectionnées. Pour éviter l’écueil d’une énumération poussive, nous présentons les points de convergences et les différences entre les pays choisis, ainsi que les spécificités. Aux États-Unis, l’article 2, section 1 de la Constitution dispose que seuls les citoyens nés américains peuvent être présidents. Cette clause empêche de fait les immigrants devenus citoyens américains par naturalisation d’être candidats aux élections présidentielles, mais n’affecte pas ceux qui ont la double nationalité. La question de la citoyenneté est de plus en plus importante dans la politique américaine. Un récent rapport publié par l’Immigrant Legal Resource Center et Boundless Immigration a suggéré que jusqu’à 300 000 citoyens se sont vu refuser la possibilité de voter à l’élection présidentielle de 2020 parce que les services de citoyenneté et d’immigration des États-Unis n’ont pas pu faire leur travail correctement24. L’impact des politiciens qui ont la double nationalité et leur rôle dans la politique américaine liée à leurs pays d’origine est un thème récurrent dans le pays. Ceci n’est pas nouveau : parmi les principales causes de la guerre anglo-américaine de 1812, le gouvernement britannique refusa tout simplement que ses sujets deviennent des citoyens américains : « Once a British subject, always a British subject ». Cette idée s’opposa à l’état d’esprit des Pères fondateurs que chacun puisse transférer sa loyauté politique d’une nation à l’autre à la condition d’un engagement solennel à sa nouvelle nation. Aujourd’hui pour acquérir la nationalité américaine, le requérant doit déclarer : « je déclare par la présente, sous serment, que je renonce et abjure absolument et entièrement allégeance et fidélité à tout prince, potentat, état ou souveraineté étranger, dont j’ai été jusqu’ici sujet ou citoyen », certains pays ne considérant pas cette déclaration juridiquement contraignante. Pourtant dans le passé, il y a eu des présidents américains qui avaient la double nationalité et c’était acceptable. Par exemple, le Président James Buchanan, dont le père avait été naturalisé citoyen américain, était toujours un sujet britannique puisque né d’un père irlandais. Le père du Président Chester A. Arthur est né en Irlande et sujet britannique à l’époque où le Président est né aux États-Unis et a donc transmis sa citoyenneté à Arthur. C’est le Président Teddy Roosevelt, cependant, qui a le premier soulevé des questions sur la double nationalité en matière de politique, la qualifiant d’absurdité évidente. Plus récemment, la question a été évoquée concernant la citoyenneté étrangère de Ted Cruz
23 Garriaud-Maylam Joëlle, « Qu’est-ce que l’Assemblée des Français de l’étranger ? » Paris, Editions l’Archipel, 2008, Chapitre « l’Assemblée des Français de l’étranger en 46 questions ».
24 Semotiuk Andy J, “Time For New Rules In Washington Dealing With Dual Citizenship”, Forbes, octobre 2020.
lorsqu’il s’est présenté contre Donald Trump en 2016 aux primaires du GOP (Parti Républicain). Au Royaume-Uni, Boris Johnson était citoyen américain jusqu’à ce qu’il renonce à sa citoyenneté américaine, bien avant de devenir Premier ministre. L’Australie a traversé une crise politique à ce sujet car sa Constitution prévoyait que les doubles citoyens ne pouvaient pas siéger au Parlement et plusieurs dirigeants éminents ont dû démissionner lorsqu’il a été révélé qu’ils détenaient la double nationalité. Dans ce pays, il est donc impossible d’être double national et être élu député ou nommé Premier Ministre. Il faut soit renoncer à ses autres nationalités, soit à son mandat comme l’ont fait, en 2017, sept députés après la découverte de leur binationalité25. En revanche au niveau local, il est possible d’être binational ou plurinational (à noter qu’avant 1949, il n’y avait pas de citoyenneté australienne, les Australiens étaient des sujets britanniques (Bristish subjects). Certains pays européens tels que le Royaume-Uni et la France ont depuis longtemps accepté la double nationalité comme une réalité de la vie qui pose peu de problèmes à l’État ou au citoyen. En revanche, d’autres pays tels que l’Autriche, le Luxembourg et l’Allemagne ont adopté une vision plus restrictive de la double nationalité. Selon l’étude de Simon Green (2005), « Between ideology and pragmatism : the politics of dual nationality in Germany », cette vision restrictive tient à deux facteurs : d’abord, la double nationalité est perçue comme créant des conflits de loyauté entre l’individu et ses États et serait un frein à une intégration fructueuse dans le pays d’accueil, et s’ajoutent des aspects juridiques (donations, protection consulaire, etc.) souvent partiellement couverts par les traités bilatéraux. Aux Pays-Bas, les binationaux doivent choisir leur nationalité. Depuis son élection en tant que Premier ministre, le 14 octobre 2010, Mark Rutte n’a eu de cesse de lutter contre la binationalité. Aux Pays-Bas, cette notion est complexe et souvent mal perçue, même si elle a beaucoup évolué ces vingt dernières années. Les premières inscriptions sur les registres d’État civil datent de 1811 sous le règne de Napoléon 1er, alors empereur du Royaume de Hollande (1802-1815). Pourtant, ce ne fut qu’en 1892 que la notion de nationalité apparaît afin d’instaurer une distinction entre les citoyens néerlandais et les habitants des anciennes colonies et territoires d’outre-mer. Dans la pratique, la nationalité fut conférée à presque tous les habitants du Surinam et des Antilles, et un statut de second rang, celui de “sujet néerlandais” aux populations indigènes des Indes néerlandaises. À cette époque, il existait une nationalité et il était absolument impossible d’en changer à moins de quitter le pays. Aux Pays-Bas, la notion de binationalité est donc très compliquée – et plus encore l’idée même de personnes étrangères. La législation indique que si les liens qu’entretiennent les citoyens avec un autre pays sont devenus plus forts que ceux qui les liens aux Pays-Bas, alors la nationalité néerlandaise doit cesser. Le pays, d’une manière générale, ne reconnaît pas la double nationalité. Environ 1,5 million de personnes sont binationales, dont plus de la moitié d’origine marocaine ou turque car enregistrées systématiquement à la naissance dans leur pays d’origine ou de celui de leurs parents. Les ressortissants grecs, marocains, argentins ou turcs se trouvent souvent dans l’impossibilité de faire annuler leur nationalité. Ainsi, et alors que la binationalité est mal perçue aux Pays-Bas, l’actuelle reine des Pays-Bas, Máxima Zorreguieta Cerruti est de nationalités argentine et néerlandaise. Depuis 2003, les règles se sont assouplies et des exceptions s’appliquent à la loi. En 2010, la révision de la loi néerlandaise stipule que « l’acquisition volontaire d’une autre nationalité entraîne la perte automatique de la nationalité néerlandaise ». En décembre 2016, les partis D66 (centre-gauche) et PdvA (social-démocrate) déposent une proposition de loi qui autorise l’acquisition de la double nationalité. Toutefois, la réélection de Mark Rutte, ferme opposant à la binationalité, empêche cette proposition de loi d’être examinée. En Espagne, il existe quatre façons d’obtenir la nationalité espagnole : par possession d’état, par naturalisation, par choix, par résidence. Entre 14 et 18 ans, on peut demander la nationalité espagnole par choix parce que l’on est né sur le sol espagnol (de parents étrangers), on est l’enfant d’un père ou d’une mère espagnols, on est adopté ou en justifiant de liens familiaux avec des Espagnols. Par ailleurs la loi 52/2007 du 26 décembre 2007, appelée « Loi de mémoire historique » (devenue en 2020 loi de mémoire démocratique) a régulé un processus spécial pour acquérir la nationalité espagnole par choix au bénéfice des descendants d’Espagnols exilés durant la Guerre Civile et la dictature franquiste.26 Cette mesure concerne jusqu’aux petits-enfants des personnes victimes qui ont été poursuivies pour des raisons politiques, de croyances… mais ne concerne pas les personnes d’origine espagnole qui ont perdu la nationalité. Le 14 juillet 2022, le Congrès a approuvé avec 173 pour, 159 contre et 14 abstentions, le Projet de Loi de Mémoire Démocratique qui a été remis au Sénat. Il s’agit d’ouvrir davantage les cas d’accès à la nationalité espagnole pour les descendants d’Espagnols nés à l’étranger. Alors que Franco est mort en 1975, ce qui a déclenché le retour progressif du pays à la démocratie, le thème de la récupération de la nationalité est encore en dispute, comme le montre les résultats du vote au Congrès (si les 14 abstentionnistes avaient voté contre, il y aurait eu 173 voix de chaque côté…).27 La double nationalité quant à elle, que ce soit un Espagnol, qui en acquiert une autre ou
26 Bulletin officiel : https://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2007-22296 27 https://www.espanaexterior.com/el-congreso-aprueba-la-ley-de-memoria-democratica-que-facilitara-la-nacionalidad-los-descendientes-de-emigrantes/ Dans le même ordre d’idée, l’acte de Pedro Sanchez de déplacer la dépouille de Franco a été un moment de grande tension politique, voir https:// www.lemonde.fr/international/article/2019/10/24/espagne-la-depouille-de-franco-exhumee-apresdes-mois-de-bataille-judiciaire_6016723_3210.htm
un non-Espagnol qui acquiert la nationalité espagnole, est possible uniquement avec des ressortissants des pays ibéro-américains28, des Philippines, de Guinée Équatoriale, et de Porto Rico (à noter qu’Haïti, la Jamaïque, Trinidad y Tobago et la Guyane ne sont pas considérés ibéro-américains). Par conséquent les ressortissants des autres nationalités doivent renoncer à leur autre nationalité. Il ne s’agit plus dorénavant de renoncer comme tel mais plutôt de réaffirmer son souhait de rester Espagnol pour les ressortissants espagnols de l’étranger, vivre en résidence pendant un certain nombre d’années, s’engager à utiliser une seule nationalité dans chacun de ses deux pays, etc…29 Concernant plus particulièrement la France, et compte tenu de l’immigration historique des Espagnols en France, pour des raisons politiques et économiques au XXème siècle, depuis mars 2021, Pedro Sanchez et Emmanuel Macron ont signé un accord de binationalité franco-espagnol publié dans le Bulletin officiel (BOE) en mars 2022, premier accord de ce genre signé par l’Espagne avec un pays ni hispanophone ni lusophone. Il a bénéficié à 300 000 citoyens espagnols en France et 150 000 Français en Espagne.30 L’exemple espagnol montre la prégnance des circonstances historiques sur le cheminement de la nationalité et a fortiori de la binationalité, en particulier les relations privilégiées avec les ex-colonies et les événements contemporains. Dans ce deuxième cas, on retrouve également le Chili. Au moment du Coup d’État du 11 septembre 1973 contre le Président Salvador Allende, le Chili est une démocratie bâtie sur le modèle européen. La répression violente et la dictature instaurée par le général Pinochet vont contraindre au départ un nombre important de citoyens, pour échapper aux persécutions, arrestations, emprisonnements et assassinats. On estime qu’un million de personnes entre 1973 et 1977 a quitté le pays, soit environ 10 % de la population chilienne de l’époque.31 On distingue dans l’opinion publique les « vrais » exilés politiques (arrêtés, torturés, incarcérés, expulsés, disparus) de ceux qui sont partis en exil parce qu’ils se sentaient en danger et/ou subissaient les conséquences de l’instauration d’un régime dictatorial, notamment dans le domaine économique. Pendant toutes ces années, les Chiliens qui pensaient initialement que la dictature n’a2llait pas durer (ils avaient « les valises toujours prêtes »), à l’instar des exilés espagnols, se sont inscrits dans les pays d’accueil dans des conditions diverses. Certains sont restés attachés au Chili et n’ont pas investi leur pays d’accueil, d’autres ont gardé des liens (et une pratique militante) avec leur pays natal tout en construisant une nouvelle vie dans leur autre pays, enfin certains se sont fondus dans leur pays d’accueil
28 Sont considérés des pays ibéro-américains : Andorre, Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, Cuba, Équateur, Espagne, Guatemala, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, Portugal, République Dominicaine, Salvador, Uruguay et Venezuela.
29 https://www.mjusticia.gob.es/eu/ciudadania/nacionalidad/que-es-nacionalidad/ tener-doble-nacionalidad
30 https://www.researchgate.net/publication/336069904_Le_choix_de_la_nationalite_chez_les_ descendants_des_exiles_et_des_immigres_espagnols_en_France 31 Selon l’Institut catholique des migrations et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) de Santiago
Le retour progressif à la démocratie marque une nouvelle étape et notamment la question du retour. Le 1er septembre 1988, le décret n° 203 du ministère de l’Intérieur a mis fin à l’exil. Cependant, les exilés politiques chiliens maintiennent leur statut de réfugiés en France jusqu’en 1994. Les premières listes d’autorisation pour rentrer au pays datent de 1982. Quarante ans après leur départ, les Chiliens de l’étranger vont découvrir un nouveau pays (l’expérience a d’ailleurs été assimilée parfois à un nouvel exil) et leur situation se modifier les faisant passer d’exilés à immigrés, avec la disparition de la répression politique : « leur situation ne peut plus être définie comme une situation d’exil, bien qu’elle en soit issue ». Il faut dire que rentrer entraîne une série de problèmes socioéconomiques juridiques culturels et psychosociaux et rester à l’étranger confronte ces exilés aux problématiques des résidents des autres communautés étrangères.32 Les organisations militantes se transforment et apparaît le thème des Chiliens de l’étranger dans ce nouveau contexte. En effet un certain nombre de Chiliens décident de rester hors du pays et sollicitent une politique adaptée à leur nouvelle condition, notamment pour ce qui concerne la double nationalité. Il s’agit en particulier des enfants de Chiliens, nés à l’étranger qui devaient y vivre un an pour récupérer la nationalité de leurs parents au risque sinon d’être apatrides33 et des Chiliens qui ont été privés de leur nationalité durant la dictature, la dernière demande étant la possibilité de voter lors des élections. Il est question à la fois de récupérer sa nationalité dont on a été spoliée mais également de converser celle obtenue dans le pays d’accueil. À noter que les mineurs ne peuvent renoncer à la nationalité chilienne ni leurs parents le faire pour eux. La récupération est gratuite et sans délais.34 Cette comparaison internationale nous permet d’observer que ce ne sont pas les pays les plus démocratiques qui ont les politiques les plus ouvertes sur la binationalité et l’engagement politique (exemples : Japon, Allemagne). A propos du Japon, il faut se référer à l’excellente fiche pratique réalisée par François Roussel, Conseiller des Français de l’Étranger élu pour le Japon sur les personnes « nées binationales » (et assimilées) : comment (bien) lire la loi japonaise sur la nationalité? Cette fiche est disponible sur le site Solidaires au Japon. Marie-Christine Peltier-Charrier, Docteure en anthropologie sociale, chercheure associée Laboratoire d’Anthropologie Politique, Approches interdisciplinaires et critiques du contemporain, CNRS/ EHESS, autrice de l’article « Élus plurinationaux et pratiques politiques.
30 juin 2022 Élus plurinationaux et pratiques politiques Marie-Christine Peltier Charrier, docteure en anthropologie social, chercheure associée Laboratoire d’Anthropologie Politique, Approches interdisciplinaires et critiques du contemporain, CNRS/ EHESS
INTRODUCTION
La plurinationalité est le résultat d’un processus social et politique, dont la décolonisation marque un tournant. À la fin des années 1960 les pays nouvellement indépendants reconnaissent la double nationalité de leurs ressortissants résidant à l’étranger et leur droit à exprimer des choix politiques dans leur pays de résidence1 .Position qui est à rapprocher de la contribution attendue des expatriés au développement de leur pays d’origine. Cette thématique a été, en particulier, développée par l’Union africaine. Prônant le « rattachement physique de la diaspora au continent, celle-ci devient ainsi part du territoire africain. Étant réintégrée, sa participation à l’ensemble de la vie tant économique que politique du pays est justifiée. En Afrique de nombreux pays ont rendu ce droit effectif (Afrique du Sud, Algérie, Côte-d’Ivoire, Bénin, Gabon, Ghana, Mali, Mozambique République Centrafricaine, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie…2 ) ». Outre ces pays, la reconnaissance de la binationalité est un mouvement d’ensemble des États qui développent des politiques économiques et culturelles pour leurs ressortissants vivant hors de leurs frontières. En France la question a été l’objet de nombreux débats au parlement depuis les années 1920 car elle renvoie aux rapports entre au moins deux univers, le pays d’origine et le pays de résidence. Du fait de cette complexité la binationalité a été longtemps considérée comme une aporie juridique car il est impossible de combattre dans les deux rangs de deux armées3 . Elle sera reconnue en 1967. En 2001 elle est autorisée, explicitement ou implicitement, par une centaine d’États. Aujourd’hui peu de pays, tels que la Chine ou le Japon, s’y opposent au nom de l’exclusivité du lien patriotique. Au-delà de sa reconnaissance juridique la binationalité est une construction permanente des personnes concernées. Comme toute identité c’est une « fonction instable et non réalité substantielle 4 » qui varie dans le temps et l’espace en fonction des situations d’échanges et des conflits, la définition de l’autre lui étant constitutive. Les entretiens réalisés avec des élus à l’Assemblée des Français de l’étranger et des Conseillers des Français de l’étranger visent à mettre en évidence la diversité de cette construction, qui peut concerner aujourd’hui une plurinationalité5 , et les pratiques sociales et politiques de ces élus qui appartiennent à plusieurs univers.
ETRE PLURINATIONAL
La plurinationalité de ces Français de l’étranger diffère de l’un à l’autre car elle peut être acquise de différentes manières : par la filiation, en application du droit du sol dans le pays de naissance, lors du mariage, ou faire suite à une demande. Ces différentes situations pouvant se combiner elles conduisent à une complexité ; ainsi lors d’une acquisition par la filiation chacun de parents peut transmettre sa nationalité, à laquelle peut s’ajouter celles ayant fait l’objet de demandes dans les pays de résidence. Les raisons de ces demandes sont elles aussi variées. Être reconnu comme membre de la société où l’on réside et travaille depuis plusieurs années est une forme d’intégration qui ouvre sur une nouvelle sociabilité, et inclut un axe politique. Sortir du rôle de spectateur de la vie politique locale pour y participer en exprimant des choix par le vote, comme ces élus le font en France, est un point fort. Mais d’autres dimensions entrent en ligne de compte. Obtenir la nationalité du pays de résidence, si le conjoint et les enfants la possèdent, est source d’homogénéité de la famille. Assurer une résidence sur le long terme, indépendamment de tensions susceptibles de restreindre l’immigration entre la France et le pays de résidence, est également une dimension prise en compte. Ces possibilités de naturalisation permettent de ne pas opter entre plusieurs nationalités, mais en dehors du statut juridique quels choix sont-ils faits entre plusieurs systèmes socio-politiques et comment se conjuguent-ils ? Les appellations utilisées pour signifier l’appartenance à des sociétés différentes en est une première illustration. La formule employée peut renvoyer, ou non, aux nationalités, qui sont alors mises sur un plan d’égalité. La situation administrative est en accord avec l’identité composée. Elle renvoie à une volonté d’être impliqué dans les communautés, résultat d’une construction dans le temps qui suppose de pratiquer la langue du pays de résidence, d’y tisser des relations sociales. Mais ce terme ne correspond pas obligatoirement au statut juridique. La nationalité d’un réfugié politique, qu’il a dû abandonner, peut continuer à être affichée, manifestant des liens avec sa société d’origine, une appartenance culturelle. À l’inverse quitter le pays d’origine en raison de désaccords politiques peut conduire à ne pas utiliser la nationalité de naissance si l’on ne s’y reconnait plus. L’absence de référence à ces nationalités peut se traduire par d’autres critères d’appartenance renvoyant à un univers plus global. Se déclarer hybride ou mondial, ou plurinational renvoie à une construction faite d’éléments empruntés à des cultures différentes, jugées aussi importantes les unes que les autres, mais sans que les statuts juridiques soient mentionnés. L’utilisation de multiples appellations souligne que la nationalité ne suffit pas à définir ces élus, au-delà de la dimension juridique et de leur citoyenneté française, fondement de leur élection, les plurinationaux ont des identités protéiformes.
QUEL CONTENU DE LA PLURINATIONALITÉ ?
Les élus appartenant simultanément à plusieurs nationalités et à plusieurs cultures, quels sont les éléments de l’identité qui est élaborée dans le temps ? Contrairement à certains plurinationaux pour lesquels le seul lien avec la France est la possession d’un passeport, renvoyant non à un désintérêt démocratique mais à une intégration progressive dans la communauté nationale du pays de résidence, les élus avec lesquels des entretiens ont été menés considèrent leur plurinationalité comme un avantage. Elle leur permet de jouer sur plusieurs cultures, d’élargir leur sociabilité. Une fois acquise la langue du pays de résidence, condition de leur intégration sociale, cette pluri appartenance se concrétise par le rôle joué dans des associations tant françaises que du pays de résidence ou multinationales ; elle a une traduction politique. Vivre en dehors des frontières nationales fait que ces élus sont au-delà du mono patriotisme, ce trait d’union exclusif avec un État national6 . En parallèle l’accent est mis sur les liens avec la France, les études qui y ont été suivies font que « l’on pense en Français », que l’on est attaché aux valeurs républicaines et à la culture française, que depuis le pays de résidence l’on suit l’actualité politique. Et que des séjours réguliers nourrissent les liens familiaux et amicaux. Comment, appartenant à plusieurs communautés situées dans des pays différents ces élus expriment-ils leurs choix politiques ? Dans le pays de résidence obtenir le droit de vote a pesé dans la demande de nationalité, c’est à la fois une dimension importante de leur existence, un facteur d’appartenance à la communauté locale et d’intervention dans son fonctionnement. Ce droit de vote est largement utilisé, à toutes les élections dans les pays où cela est autorisé, sinon uniquement aux élections nationales. De même, aux élections françaises il l’est lors de toutes les élections nationales, et bien sûr à celles des Conseillers de Français de l’étranger dont ils sont partie prenantes. Ces élus se différencient donc largement de l’ensemble des Français de l’étranger dont les taux de participation sont sensiblement moindres, quelles que soient les élections, de ceux relevés en France. Taux qui renvoient pour ces derniers à une extériorité sociale et territoriale, tandis qu’elle traduit la volonté des élus plurinationaux d’être impliqué dans plusieurs communautés politiques et d’y exprimer des choix. L’exercice de ce droit de vote peut toutefois poser question lors de crises entre la France et le pays de résidence. Quelle position choisir alors ? Par ailleurs lors de crises politiques dans le pays de résidence un citoyen plurinational peut être considéré inapte à se prononcer car en raison son extériorité il ne peut juger la situation. De même le vote d’un électeur plurinational peut être regardé comme illégitime en France car les liens avec son pays d’origine sont considérés comme rompus. La reconnaissance de la plurinationalité associée au droit de vote, et à être représenté ici et là-bas, pose question sur le contenu de cette relation. Considérer les plurinationaux comme suspects dans leur pays d’origine et dans leur pays de résidence se traduit, dans certains États, par leur exclusion de fonctions politiques et administratives. En France, selon le Conseil constitutionnel, les Français, que leur nationalité soit liée à la naissance ou résulte d’une acquisition, sont dans la même situation au regard du droit de la nationalité7 . L’exclusion de certaines fonctions n’existe pas. Cependant revenir sur ce principe et mettre en oeuvre des discriminations est abordé dans le débat politique, par exemple lors de la campagne présidentielle de 2022, il a été proposé qu’une loi puisse : « Interdire l’accès à des emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre État.8 » La suspicion à l’égard des plurinationaux existe en France comme dans d’autres pays.
SE PRÉSENTER
Quel cheminement ces élus ont-ils suivi pour se considérer légitime à rendre présent dans une institution leurs concitoyens dont ils partagent un même territoire ? Le rôle joué dans cette communauté, préalablement à l’élection, éclaire ce choix. Être membre d’un parti, ou d’une association politique conduit à se présenter pour en défendre les valeurs. Mais ce qui est spécifiquement politique est en conjonction avec diverses implications dans la communauté qu’elles soient économiques, juridiques, sociales, culturelles, ou en milieu scolaire ; chacun choisit ses axes. Jouer un rôle dans ces réseaux associatifs contribue à faire mieux connaitre les futurs candidats des électeurs. Parmi ces éléments constitutifs de la subjectivation politique, quel rôle la plurinationalité joue-t-elle ? Elle est perçue comme un facteur positif, sous plusieurs angles, de l’éligilité. Avoir la nationalité du pays
7 Conseil d’État, Assemblée générale, 2015, 11 décembre, Avis sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, assemblee-nationale.fr. https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/loi-constitutionnelle-de-protection-de-la-nation
8 Projet de loi citoyenneté identité immigration, Projet pour la France de Marine Le Pen, https://mlafrance.fr/programm
de résidence, et non un visa, place le candidat dans une autre temporalité. L’exercice de son mandat s’inscrit dans la durée, d’où une meilleure connaissance du pays. Afficher sa plurinationalité permet aussi de rappeler aux électeurs, ayant un statut identique, que l’élection les concerne alors que certains d’entre eux peuvent s’en désintéresser. Connaitre des questions qui leur sont spécifiques, et pouvoir y répondre, peut aussi favoriser la participation, puis influer sur l’exercice du mandat.
EXERCICE DU MANDAT ET PLURINATIONLITÉ
La disponibilité des élus en fait des intermédiaires permanents entre le consulat et leurs électeurs, dont ils connaissent la diversité, et les éventuels besoins d’aide sociale. Accompagner ces Français de l’étranger dans le montage de leurs dossiers administratifs, favorisant leur éligibilité, les défendre si nécessaire est au coeur de leur mandat. Dans l’exercice de leur fonction la plurinationalité peut jouer un rôle à plusieurs niveaux. Outre la pratique de la langue du pays de résidence, saisir de l’intérieur les questions spécifiques que posent leurs électeurs permet de personnaliser les réponses faites, en se référant si nécessaire aux textes qui régissent les sujets concernés. Être familier des réseaux administratifs, politiques et associatifs locaux aide à orienter les électeurs vers des interlocuteurs pertinents des deux pays, c’est une autre partie de leur mandat. Implication qui conduit à ne pas exclure de se présenter aux élections dans le pays de résidence, mais être élu simultanément dans deux pays est jugé impossible. Ces connaissances peuvent être utilisées lors des relations avec tous les électeurs qui le souhaitent mais prennent une dimension particulière avec ceux qui sont plurinationaux, plus souvent confrontés à des questions relevant de deux systèmes institutionnels. « Avoir les deux fenêtres ouvertes9 » n’est toutefois pas strictement lié à la possession de la nationalité du pays de résidence. En parler la langue, en connaitre la culture, y résider et y travailler, y avoir des relais multiples peut permettre d’assurer de façon semblable un rôle d’élu appartenant à deux univers.
Résultats et conclusions
Revenons-en à la France et à la place de la bi ou plurinationalité dans la population française passée et contemporaine tient en deux chiffres : Sans les immigrations du siècle passé écoulé, la France n’aurait que 35 millions d’habitants (et non 66 millions). Que pèserait-elle en Europe ? Dans le monde ? Un tiers (en moyenne mais peut atteindre une proportion de 69% au Maghreb par exemple) des immatriculés dans les consulats de France à l’étranger sont bi ou plurinationaux. Actuellement à l’étranger, la France est riche de ses centaines de milliers de binationaux : Français ayant acquis la nationalité d’accueil, étrangers devenus Français par mariage, enfants de couples mixtes…toutes les variantes existent. Et quid de l’engagement politique des binationaux ? Il existe des binationaux qui sont élus hors de France et ne représentent pas la communauté française où ils se trouvent. Ils peuvent être élus dans le pays de leur autre nationalité ou pas. Malgré la difficulté de les trouver, nous en avons identifié plusieurs. Leur parcours est tout à fait original : un franco-chilien exilé en France élu à son retour dans son pays redevenu démocratique et un Français élu local en Australie et conseiller des Français du même pays. Si leur démarche est originale, elle n’est pas inédite, comme en témoigne un rappel historique sur Joseph Mascarel élu maire à Los Angeles au XIXème siècle, rédigé par l’historienne Hélène Demeestere. Après de nombreuses péripéties (voir ANNEXE), on peut dire que les Français accueillis dans les années 1860 à Los Angeles jouèrent un rôle politique éminent. Considérés par les Mexicains comme leurs semblables, car ils apprennent rapidement l’espagnol et partagent un héritage catholique, et simultanément respectés par les Américains qui les voient comme des frères en démocratie puisqu’ils partagent le même idéal de liberté prôné dans leurs Constitutions respectives, ils furent le lien indispensable et nécessaire au gouvernement encore fragile de cette petite ville du Far West à l’avenir plein de promesses. Revenant à l’époque actuelle et aux binationaux jouant un rôle politique dans leur autre pays de nationalité que la France, et afin de compléter notre étude, nous les avons soumis à un entretien adapté à leur situation particulière et avons réalisé une analyse de leur situation binationale dans leur deuxième pays. Il apparaît qu’être binational constitue un avantage électoral puis un atout dans l’exercice du mandat pour orienter les administrés vers les interlocuteurs pertinents des deux pays. En outre, la binationalité est perçue comme un avantage par les élus interrogés : « elle leur permet de jouer sur plusieurs cultures, d’élargir sociabilité », « Avoir la nationalité du pays de résidence et non un visa place l’élu dans une autre temporalité »35. C’est donc à la fois le statut (être national) mais également la connaissance des deux univers qui favorisent l’interface essentielle dans un rôle de représentation comme l’est un mandat d’élu. Au-delà de l’exercice, la binationalité peut exercer une influence sur la prise de décision politique, même lorsqu’il n’existe pas de conflits d’intérêt entre les deux pays en question sans que nous ayons pu établir que le principe d’allégeance perpétuelle à son pays d’origine est systématiquement observé. Cependant, comme le rappelle Boris Faure ancien premier secrétaire de la Fédération des Français de l’étranger du Parti socialiste dans son essai Coups de casque, essai sur la violence en politique, les candidats pour les élections des Français de l’étranger peuvent jouer sur leur binationalité, par exemple dès leur campagne, et ne s’adresser qu’à certains pays de la circonscription, jouant sur l’identification des électeurs et sur l’importance numérique des communautés françaises dans chaque pays.36 Le chercheur Etienne Smith utilise même la notion de « capital d’autochtonie » qui s’interroge 37 sur « l’éligibilité » à l’étranger, des brouillages transnationaux du vote et des effets des modalités spécifiques du « faire campagne » dans des archipels électoraux caractérisés à la fois par leur fort localisme et leur insertion particulière dans des enjeux géopolitiques plus larges38. Un élément sur lequel il faudrait d’ailleurs se pencher c’est le poids des communautés étrangères en France, leur organisation et leur lien avec leur pays et leurs relations avec un élu binational de ce pays. En revanche, il est clair que les élus binationaux et leur implication dans les réseaux administratifs, politiques et associatifs locaux « les conduit à ne pas exclure de se présenter aux élections dans le pays de résidence, mais être élu
35 Cf. article de Peltier-Charrier Marie-Christine, « Élus plurinationaux et pratiques politiques », juin 2022.
36 Boris Faure, Boris, Coups de casque, essai sur la violence en politique, Versailles, VA Éditions, 2022, pages 50-51.
37 Etienne Smith – avril 2020 : « Voter au loin : Dynamiques électorales transnationales dans la neuvième circonscription des Français de l’étranger », Les Etudes du CERI – n° 249 –
38 Rappel de la proposition développée par Malek Boutih en 2005 pour le PS : « Les différentes conventions bilatérales signées avec les pays tiers devront être renégociées afin de clarifier les statuts civils ou de nationalité des citoyens originaires de ces pays. L’objectif est de mettre fin aux statuts binationaux ainsi qu’aux pratiques non conformes au code civil français, en matière de mariage et de filiation particulièrement », cité par GEISSER, Vincent, “Malek Le Pen ou Jean-Marie Boutih ?”, oumma.com, 17 mai 2005, http://oumma.com/Malek-Le-Pen-ou-Jean-Marie-Boutih
simultanément dans deux pays est jugé impossible »39 Un autre sujet est la légitimité des origines par rapport au scrutin, autrement dit les élus et les électeurs considèrent-ils qu’une personne binationale candidate pour un mandat des Français de l’étranger est plus légitime si elle l’est dans la circonscription qui inclut son pays d’origine ? Ou la condition de Français de l’étranger est-elle plus valide ? Le vote à l’étranger fait co-exister une communauté française à l’étranger mais révèle aussi les différenciations persistantes à l’œuvre entre communautés françaises selon l’origine, le rapport au pays « hôte » et à « l’autochtonie », le statut social et la temporalité de l’ancrage à l’étranger. Compte tenu de la complexité du monde d’aujourd’hui, les dirigeants politiques au niveau national devraient-ils être autorisés à détenir la double nationalité ? Quelles devraient être les règles ? Se garder de peser sur les décisions dans lesquelles ils ont un conflit d’intérêts évident ? À travers les exemples biographiques et les références bibliographiques, cette étude démontre en premier ressort l’absence de données, d’enquêtes et d’outils pour mieux connaître non seulement les binationaux mais tous les thèmes inhérents à leur existence. Leur engagement politique ajoute encore à l’exceptionnelle richesse qu’ils représentent pour notre pays. Plutôt que limiter leur actualité politique aux moments des élections, entre candidats parachutés et annonce de résultats anticipés, il apparaît nécessaire une prise en compte constante de leur spécificité, dans ce que leur situation peut avoir d’exemplaire et d’inspiration. De même, la diplomatie culturelle de la France repose de plus en plus sur ses binationaux, notre commerce extérieur aussi. Aptes à la communication interculturelle, ils sont plus tentés par l’expatriation que la majeure partie des Français40. Les Français de l’étranger, de surcroît binationaux, sont indéniablement une courroie de transmission complémentaire à celle des diplomates ! Ce qui nous conduit à proposer la création d’un Observatoire de la binationalité et des Français établis à l’étranger qui, articulé avec des structures de recherche universitaire et d’autres institutions, pourrait produire des chiffres, des indicateurs et des politiques publiques. L’administration publique mais aussi les formations politiques et les associations spécialisées pourraient également ainsi mieux associer ces hommes et ces femmes, Français de l’extérieur, acteurs, à leur manière de la vie démocratique de notre pays.
Étude co-dirigée et co-écrite par :
Florence Baillon, franco-équatorienne, docteure en littérature, conseillère ministérielle, ex-Conseillère consulaire en Équateur, traductrice.
Laure Pallez, Conseillère élue pour les Français de l’étranger en Floride aux Etats-Unis et administratrice de l’association Français du monde-adfe, économiste, voir blog personnel : http://laure-pallez.fr/
Hélène Demeestere, Conseillère élue à Los Angeles aux États-Unis, historienne.
Avec la collaboration de : Marie-Christine Peltier-Charrier, Docteure en anthropologie sociale, chercheure associée Laboratoire d’Anthropologie Politique, Approches interdisciplinaires et critiques du contemporain, CNRS/ EHESS, autrice de l’article « Élus plurinationaux et pratiques politiques »
Avec la contribution de : Mathias Assante, militant associatif, Digital & Multichannel Diector, Singapour.
Mehdi Benlahcen, militant associatif et Enseignant au Portugal
Jean-Philippe Berteau, docteur en biomécanique, membre du bureau national du think tank HES (Homosexualités et Socialisme) en charge des francais.es de l’étranger.
Vanessa Gondouin-Haustein, Conseillère élue pour les Français de l’étranger aux Pays-Bas et administratrice de l’association Français du monde-adfe, Communication and Advocacy Manager.
Pierre Kanuty, ancien conseiller régional et ex-Président de la représentation de l’Ile-de-France auprès de la Commission européenne et conseiller diplomatique auprès de la direction du Parti socialiste.
Martine Vautrin-Djedidi, conseillère des Français à l’étranger Tunisie-Lybie
Florian Bohême, Conseiller élu pour les Français de l’étranger au Cambodge, Président de la commission Affaires sociales de l’Assemblée des Français de l’étranger et administrateur de l’association Français du monde-adfe
Ont été auditionnés pour l’enquête les élus binationaux en mention ci-dessous: Hélène Degryse, Présidente de l’Assemblée des Français de l’étranger, Conseillère des Français de l’étranger aux Pays-Bas Ramzi Sfeir, Vice-Président de l’Assemblée des Français de l’étranger, Conseiller des Français de l’étranger à Montréal, Canada Jérémy Michel, Conseiller des Français de l’étranger en Belgique Thatsanavah Banchong (Kai), Conseillère des Français de l’étranger en Thaïlande Josiane Adjovi, Conseillère des Français de l’étranger au Bénin Franck Bondrille, Conseiller des Français de l’étranger à Miami en Floride Helene Demeestere, Conseillère des Français de l’étranger à Los Angeles aux États-Unis Ana Saint-Dizier Marí, Consulaire des Français de l’étranger à Barcelone en Espagne. Serge Thomann, Conseiller des Français de l’Étranger d’Australie, et anciennement Conseiller Municipal et Adjoint au Maire de la ville de Port Phillip et d’un quartier en particulier : St Kilda. Juan Saavedra, franco-chilien, élu maire au Chili (1990-2008
ANNEXE -1865 : La contribution des Français à la vie politique et civique d’une petite ville de Californie Hélène Demeestere, août 2022,
Los Angeles Sous contrôle de la couronne d’Espagne devenue province mexicaine à partir de 1821, l’Alta California est une région convoitée par les Américains dans le cadre de l’expansion vers l’ouest telle que l’avait déterminé le Manifest Destiny41. Après une occupation par les troupes américaines de 1846 à 1848, la région est annexée comme US territory sous le nom de California. A partir de 1849, la rapide et soudaine croissance de sa population en raison de la découverte de mines aurifères autour de San Francisco. En 1850, donc l’année suivante, le territoire est intégré à l’union fédérale comme 31ème état des États-Unis d’Amérique. Parmi le groupe de délégués élus pour élaborer la première constitution du nouvel État, se trouve un instituteur Français, Jose-Maria Covarrubias qui occupait jusqu’ à présent le poste de secrétaire du dernier gouverneur mexicain, Pio Pico 42. Covarrubias ne fut ni le premier ni le seul Français à participer à la vie politique de la Californie dont la situation politique complexe est particulière en raison de ces divers régimes successifs. La génération de pionniers installés dans ce nouvel état compte quelques Français qui, par leurs qualités personnelles et par leur engagement civique, facilitent cette transition entre la culture traditionnelle mexicaine vers une Californie américaine et républicaine. Pendant que San Francisco se présente déjà comme une ville américaine à part entière, riche, active et cosmopolite, plus au sud, Los Angeles avec ses 1.600 résidents, conserve encore son aspect de village mexicain, malgré la présence d’un certain nombre « d’étrangers » dont une vingtaine de Français avec, parmi eux, un vigneron bordelais, Jean Louis Vignes, établi dès 1831. Respecté, Don Luis comme on l’appelle, jouissait d’une grande influence parmi la population durant la période mexicaine et comme les quelques Français installés à Los Angeles, lors de l’invasion des troupes américaines en 1846, ils soutiennent le régime américain dont ils partagent les valeurs républicaines. Ils n’ignorent pas qu’une annexation de la région par le gouvernement de Washington, signifiera l’instauration d’un gouvernement local stable, d’une législation qui rétablira l’ordre et assurera un bon développement économique. Afin de partager ses convictions et les faire adopter par la population mexicaine, Don Luis Vignes prend sous sa tutelle un jeune orphelin mexicain, Francisco Ramirez, à qui il enseigne la lecture et l’écriture en français et surtout l’initie aux idées républicaines et aux principes de la démocratie43. Ramirez s’y appliquera en publiant un journal hebdomadaire de langue espagnole, El Clamor publico à l’intention de la communauté mexicaine du Sud de la Californie. En 1850, lorsque le maire de la petite ville, désormais américaine, constitue sa police bénévole, 7 Français sont inclus dans ce groupe de 75 citoyens. D’autres Français concernés par le bien public, s’engagent dans la vie civique de la petite ville de Los Angeles. Le premier à siéger au conseil municipal est un Alsacien qui avait d’abord vécu quelques années à la Nouvelle Orléans avant de venir ouvrir un commerce à Los Angeles. Naturalisé citoyen américain en 1852, il est en 1854 ; puis dans son sillage, Jean Barré est élu en 185744. Dix ans plus tard, la population de Los Angeles a presque triplé et présente un caractère très hétérogène. Le recensement de 1860 dénombre 4 300 résidents dont un tiers vient de l’étranger, principalement d’Europe dont 220 sont nés en France. Alors que le pays va bientôt connaître des heures sombres et qu’un conflit se prépare bien loin de la Californie, les Américains de Los Angeles sont très divisés : d’une part, ceux qui sont originaires du Nord-est du pays sont abolitionnistes, d’autre part les Américains qui sont venus du Sud des Etats-Unis ou du Texas ont des velléités sécessionnistes. Ces opinions divergentes provoquent quelques tensions dans la petite ville et il semble que la présence d’une population née à l’étranger apporte une certaine neutralité, lorsque la guerre éclate en 1861, Damien Marchessault est élu maire. Natif de Montréal et francophone, il sera réélu à trois reprises, c’est-à-dire durant toute la période de la guerre civile, et accompagne parfois des Français élus dans son conseil comme Augustin Poulain en 1862, Felix Signoret et Charles Plassant en 186445. Ensuite, la veille de la capitulation de l’armée sudiste, les citoyens de Los Angeles choisissent pour maire un Français, connu localement sous le nom de Don Jose : Joseph Mascarel. Mascarel s’installe à Los Angeles en 1844 à l’époque mexicaine. Sa carrière d’aventurier avait commencé sur les quais de Marseille ou il avait embarqué comme moussaillon sur un navire en partance pour les îles Société46, il avait alors 11 ans. Après 17 ans de cabotage sur la côte Pacifique il vient retrouver son compatriote Jean Louis Vignes, rencontré lors d’une escale à Papeete en 1827 et dont il partage les idées républicaines et, comme lui, s’était rangé du côté des Américains pendant l’occupation américaine de 1846-4847. Intrépide et autoritaire, Mascarel est l’homme providentiel car la ville traverse une période difficile: en effet à la fois des années consécutives de sécheresse ont décimé le bétail, la principale richesse de la région, mais aussi la ville risque de connaître une montée de violence puisque les soldats démobilisés et sans emploi sont en possession de leurs armes (on comptait 8 000 conscrits en Californie) et, éventuellement, se préparer à l’arrivée de soldats français postés en Sonora mis en déroute par la défaite de l’empereur Maximilien au Mexique. Afin de mieux contrôler la gestion de la ville, dès la première réunion du conseil municipal, Mascarel ordonne sa tenue désormais deux fois par mois et non plus une seule et il insiste pour que toutes les factures soient soumises à son approbation, sans exception. Il décide aussi la baisse de salaire de tous les employés et du traitement les élus. La réunion suivante porte sur la sécurité. L‘édit municipal voté ce jour-là parait dans la presse en anglais et espagnol ; de plus, le maire ordonne l’impression de 100 affiches bilingues disposer sur les murs de la ville afin d’informer la population de ce nouveau décret : “Désormais, toute personne, excepté la police, traversant la ville ou de passage en ville ne pourra porter caché sur lui tout couteau, pistolet; sabre, épée, canne, fronde ou tout autre arme dangereuse ou mortelle dans les limites de la ville sous peine d’une amende de 100 dollars ou dix jours de prison, et ceci à la discrétion du maire”. Mascarel dirige la ville comme un homme d’affaires sévère et autoritaire et cette gestion ne plaît pas à tous comme l’atteste une petite annonce qui parait dans le journal local lorsque la fin de son mandat approche et de nouvelles élections se préparent. Un matin, dans leur journal, les citoyens ont donc pu lire ceci : – WANTED –“Un candidat qui parle et lit l’anglais”, signé “De nombreux citoyens”48. Pourtant Mascarel n’en n’est pas moins populaire puisqu’il siègera au conseil municipal les 4 années suivantes, puis en 1873, 74 78 et 1881 et ceci parfois aux côtés d’autres compatriotes puisque des années 1860 à 1884, 11 Français participeront à l’administration locale comme élus au conseil municipal et parfois à plusieurs reprises49. Lors des élections municipales de 1886, Pascal Ballade brigue un troisième mandat de conseiller, il est battu et restera ainsi dans les annales de la ville comme le denier Français élu au gouvernement local. Cela signifie aussi que la ville est désormais totalement américanisée et ceci en raison de l’afflux massif d’une population en provenance du middle-ouest attirée par son climat, les promesses de son agriculture foisonnante et favorisée par la baisse des tarifs de chemin de fer. Durant une période si particulière, du passage d’un régime mexicain à un gouvernement américain, la présence de ces quelques Français élus aux fonctions municipales a été particulièrement propice et opportune : ils ont été le pont entre les deux cultures. Accueillis par les Mexicains comme leurs semblables car ils apprennent rapidement l’espagnol et partagent un héritage catholique commun, ils sont, en parallèle, respectés par les Américains qui les considèrent comme des frères en démocratie puisqu’ ils partagent le même idéal de Liberté prôné par leurs constitutions respectives. Ces pionniers français furent donc le lien indispensable et nécessaire au gouvernement de cette petite ville du Far West encore fragile et pourtant porte un avenir plein de promesses.